La dent d’or ou comment parler de faits qui ne se sont pas produits ?

Ricardo Méndez, flic dévoyé selon sa hiérarchie mais condé de terrain de grande expérience en réalité, a constaté, lors des nombreux interrogatoires qu’il a menés en quelques minutes, accoudé aux comptoirs en zinc des bars décadents du vieux Barcelone un verre de vino ibérico en main, que les témoins ou suspects présumés avaient une forte propension à parler de faits qui ne se sont jamais produits, s’appuyant sur les dires non vérifiés d’autres personnes et, en tout état de cause, incapables de garantir l’authenticité de leurs récits…

Pierre Bayard, Professeur de littérature française à Paris 8 et psychanalyste, a écrit à ce sujet une trilogie remarquable :

  • Comment parler des livres que l’on a pas lus ?
  • Comment parler des lieux où l’on a pas été ?
  • Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?

Dans son troisième livre (que l’inspecteur a lu !), Pierre Bayard ne manque pas d’analyser le récit de « La dent d’or » qui figure dans le quatrième livre, écrit en 1687, d’Histoire des Oracles par Bernard Le Bouyer de Fontenelle.

« En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d’or, à la place d’une de ses grosses dents. Horatius, professeur en médecine à l’université de Helmstad, écrivit, en 1595, l’histoire de cette dent, et prétendit qu’elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu’elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs. Figurez vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens, et aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens, Rullandus en écrit encore l’histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d’or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit sur la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or.
Quand un orfèvre l’eût examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à la dent avec beaucoup d’adresse; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre. »

Le grand Fontenelle en conclut que la capacité de rendre compte de faits inexistants est plus lié à notre ignorance que de notre difficulté à vérifier le réel et à l’expliquer.

Pierre Bayard, lui, a contrario, s’inscrit en faux face à l’analyse de Fontenelle. Certes, Bayard reconnait qu’il est difficile de vérifier le réel notamment en ce qui concerne les faits historiques. Mais il va carrément à rebours de Fontenelle en montrant qu’à partir d’un fait irréel sont générées des discussions non dépourvues d’intérêt en soulignant la question du Miracle alors même que l’objet de la discussion est irréel. (p. 14-15 de son dernier ouvrage). La fable et sa pratique, aussi ancienne que l’Homme, doivent être encouragées.

« On ne cesse de critiquer les informations fausses en méconnaissant tout ce qu’elles apportent à notre vie privée et collective. Elles ne sont pas seulement, en effet, source de bien-être psychologique, elles stimulent la curiosité et l’imagination, ouvrant ainsi la voie à la création littéraire comme aux découvertes scientifiques ».
Pierre Bayard

Cette dernière citation est intéressante, se dit Ricardo Méndez, en ce sens que, selon Bayard, des découvertes scientifiques pourraient naître d’hypothèses fausses. On se rapprocherait ainsi de la « théorie du comme si » évoquée par le vieux flic il y a déjà un temps certain :

Ricardo rejoindrait volontiers l’analyse de Nathalie Chouchan, Professeur de philosophie et rédactrice en Chef des Cahiers philosophiques :

Une hypothèse scientifique n’est pas une vérité et ne prétend pas l’être. Mais elle n’est pas non plus une fiction en tant qu’elle est soutenue par une exigence de preuve, de vérification, de discussion contradictoire de résultats rendus publics.

Nathalie Chouchan

L’analyse complète du professeur Chouchan.

  • « Qu’en pensez-vous ? » questionna Ricardo Méndez.
  • « Qu’évoquez-vous exactement Monsieur l’Inspecteur ? » répondit dubitativement la serveuse du bar en reservant un verre tout en gonflant consciemment ses lèvres charnues lourdement peintes en « 31 Le Rouge » de Chanel.

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