La philosophie du « Comme si…  » et la virtualisation du monde réel

3 mars 2023, 20h41, Ricardo Méndez, vieux policier toujours inscrit en fin du tableau d’avancement au grade d’inspecteur principal, est attablé dans la grande salle aux baies vitrées du célèbre restaurant Moments, 2 étoiles au Michelin, Passeig de Gràcia à Barcelone. Que fait donc le flic le plus suranné de la ville dans ce lieu prestigieux de la cuisine catalane, lui qui ne fréquente que les gargottes sombres et sans hygiène servant des plats avariés, des viandes faisandées et mal apprêtées accompagnées de mauvais vin ? Pour avoir la réponse, il faut remonter quelques heures auparavant à l’instant précis où Ricardo pénêtre dans le bureau de Monsieur Monterde, accessoirement commissaire principal et principalement fumeur de havanes Upmann. Sans préalable aucun, l’éminent gradé expose l’affaire qu’il va confier à Méndez : la cheffe du Moments, Carme Ruscadella, a déposé plainte pour vol de son Vespa Rallye 200 cc vert olive millésime 1971. Méndez décide alors d’accepter l’invitation à dîner qui lui a été faite dans ce haut lieu gastronomique…
Voici pourquoi l’on retrouve Méndez attablé devant une « Ensalada al estilo de Alexandre Dumas » et un verre de Clos d’Agon, Blanc, 2019. D.O. Catalunya… Carme Ruscadella et son fils Raül Balam proposent une cuisine « anti-âge » et le vieil inspecteur à la peau toute fripée constitue un challenge d’exception pour ces 2 grands chefs…
L’alcool aidant, Méndez se laisse aller aux plaisirs des sens et se livre à quelques pensées philosophiques… L’Homme a toujours voulu améliorer ses capacités sensorielles comme le montre l’Histoire des techniques se dit-il… Ont été inventés le microscope, le télescope… les jumelles infra-rouges… Juqu’à une période récente, l’homme ne faisait qu’utiliser des outils, certes de plus en plus performants, pour améliorer ses sens… Mais, même au fond des gargottes, l’on parle de « l’homme augmenté » qui a subi des modifications biologiques de son propre corps afin d’améliorer ses sens, sa force, ses performances… De toute évidence, Méndez n’a pas encore profité de ces avancées technologiques surtout en ce qui concerne ses performances sexuelles…
20H58, deuxième verre de Clos d’Agon. Plus l’Homme augmente ses sens… plus il perçoit la complexité du Monde… D’où son appétence pour les modèles statistiques qui permettent de simplifier la complexité du réel et, croit-on, mieux l’appréhender… La tentation est grande, de surcroît, d’échapper au contact même du réel… L’Homme imaginant (cf Henri Laborit) a depuis toujours lutté contre l’angoisse existentielle par le rêve (« la fuite » dirait le célèbre neurobiologiste… ). Mais voilà que le rêve est supplanté depuis la deuxième moitié du XXème siècle par la virtualisation…
21h16, une frétillante serveuse toute de noir et blanc vêtue, au décolleté généreux, verse un verre de Cadario Domaine Dominio del Urogallo au philosophe assermenté… « Qu’est-ce donc que le réel ? » se dit-il, perplexe… Le réel est tout ce qui se touche, tout ce qui a une odeur tel ce sublime vin rouge des Asturies… Tout ce qui est réel est nécessairement complexe, une complexité que l’on ne peut réduire par un modèle statistique aux données massives… Cette approche est un leurre… Peut-on simplifier le réel afin que tout honnête homme puisse l’appréhender ? Certains prêtres de la techno-religion le croient… Si le monde est trop complexe pour le commun des mortels… il faut donc le… virtualiser…

La virtualisation semble reposer sur 2 piliers :

  • la philosophie du « Comme si… » ,
  • la notion de « boîte noire » chère aux cybernéticiens.

La philosophie du « Comme si… » , d’abord :

Basée sur la thèse du philosophe allemand Hans Vaihinger publiée en 1911, elle consiste à partir d’hypothèses fausses – faisons « comme si » le réel était celui-là, alors que l’on sait pertinemment que le réel est autre – à échafauder un raisonnement pour en tirer des conclusions… Les hypothèses de départ sont souvent de pures fictions et le fait d’aboutir à des conclusions justes n’est que le fruit du hasard… Pourquoi partir d’hypothèses erronées ? Car justement le monde réel est trop complexe pour être appréhendé par l’Homme qui va donc partir d’hypothèses fausses mais simplificatrices… Faisons « comme si » le Monde était simple…

La notion de « boîte noire » ensuite :

Il s’agit là-encore d’un système contribuant à une simplification du réel… puisqu’un sous-ensemble (biologique, informatique, peu importe… ) est complexe, on ne va s’intéresser qu’aux interactions de ce sous-ensemble avec l’extérieur (le fameux input-output). Dans le meilleur des cas, nous décrirons une boucle de rétroaction mais jamais (c’est le but), nous ne nous intéresserons au fonctionnement interne du sous-ensemble car trop complexe et/ou coûteux à appréhender… La boîte noire peut aussi jouer le rôle d’occulteur permettant de dissimuler le fonctionnement réel d’une machine… Nous somme loin, ici, de l’Open-Source chère à RMS (Richard Matthew Stalman), du hacking et de l’ingénierie populaire évoqués par Matthew B. Crawford

Apparaît enfin, dès les années 1960 et dans le domaine des sciences informatiques, les techniques de virtualisation… qui consistent à créer et utiliser des programmes qui simulent le réel… Comment fonctionne le programme de simulation ? Sur quelles hypothèses (simplificatrices) repose-t-il ? Peu de gens le savent… Simulation presque parfaite au point que parfois, on ne sait si l’on manipule (ou si l’on est manipulé par) un programme ou si on est en prise directe avec le réel (le monde qui se touche dirait Méndez)… Une machine, un algorithme est-il capable de réussir le test de Turing ? That’s the question…

La MIC (Matrice d’Isolement et de Contrôle), voir un de mes billets précédents, est un exemple de virtualisation à échelle planétaire…

Perte de pans entiers de connaissances et perte du contact physique avec le réel dirait Matthew B. Crawford

4 mars 2023, minuit… L’inspecteur donne un généreux pourboire à la fille à la poitrine opulente et resort du Moments, légèrement ivre… Il se dit que cette soirée n’avait rien de virtuelle bien qu’il n’eût oser toucher la cuisse fuselée de la serveuse… Dans les bars et restaurants de Barcelone, fussent-ils de luxe, tout est bien réel se conforte-t-il pleinement rassuré…

10 réponses à « La philosophie du « Comme si…  » et la virtualisation du monde réel »

  1. Avatar de Fatales – Imperfections photographiques !

    […] La philosophie du « Comme si…  » et la virtualisation du monde rée… […]

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  2. Avatar de A propos de la domination… – Un photographe insignifiant incarne l’inspecteur Méndez !

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  3. Avatar de Les mirages de l’Art Contemporain – Un photographe insignifiant incarne l’inspecteur Méndez !

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  4. Avatar de Le culte du néant – Un photographe insignifiant incarne l’inspecteur Méndez !

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  5. Avatar de Ivan Illich revisité par l’inspecteur ! – Un photographe insignifiant incarne l’inspecteur Méndez !

    […] Les nouveaux riches du numérique peuvent-ils contrôler le monde ? La philosophie du « Comme si…  » et la virtualisation du monde rée… […]

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